[Secteur Peur] Appartement 1029 : Stanley, Tess, Aiden.

Stanley pouvait enfin respirer. Le cauchemar était fini (tout du moins, il ne pouvait plus entendre Elder, même si ce-dernier était toujours en vie quelque part non loin de Temperamental à diriger le pays et que ça restait toujours un problème existentiel pour Stan'). Mais bon, il n'avait plus sa sale gueule en face de lui, et Stanley en était quand même bien content.

(la réponse à un post d'y a 6 mois casée discret ni vu ni connu)

Juste avant que le discours n'eut commencé, il lui avait fallu bien quelques minutes pour se défaire de son regard vide, perdu dans la foule d'étudiants, et comprendre qu’il venait de recevoir une notif’. Légèrement ennuyé de bouger, d’agir et de se mouvoir dans un tel moment, Stanley avait sorti lentement son mobile de la poche de son sweat et avait jeté un coup d’oeil au message, message qui avait coupé court à sa contrariété, et qui lui avait même arraché un sourire puisque le destinateur n’était autre qu’Enyo, une de ses camarades de ses cours spécifiques. Tenant compte de son message, il s'était penché en avant et avait balayé du regard la rangée sur sa gauche. En effet, ce fut quelques sièges plus loin qu'il avait aperçu le visage radieux de sa camarade. Il avait alors reporté son attention sur son téléphone et avait répondu à la Peur par les brefs mots suivants.

De Stanley ; À Enyo:

Bon ce n'était pas bien drôle, vous l'accordera-t-il certainement, mais, peu importe la situation, bonne ou mauvaise, il lui fallait quand bien même blaguer à tout moment. Bref, Stan' s'était donc levé, et avait rejoint Enyo, lâchant des «Pardon» ou des «Désolé de te gâcher la belle vue» aux quelques étudiants qu’il avait dérangés sur son passage jusqu'à son amie. Il s’était enfin avachit sur la chaise à ses côtés et avait salué la deuxième année d'un signe de tête.

- Ça va Yoyop ?

Enyo paraissait sereine et la savoir à ses côtés avait quelque peu rassuré le jeune homme. Il n'était pas le seul à avoir en aversion cet Elder, loin de là, et la présence de la Peur le lui rappelait. C'était l’une des rares amis, pour ne pas dire l'unique, du secteur peur (à part ses colocataires Aiden et Tess, à qui il n'avait qu'à peine plus ou moins parlé) qu’il s’était fait ici depuis son arrivée, il y a quelques semaines. Il était un peu plus détendu en la compagnie d'Enyo, certes, mais bon, le dégoût et la frayeur qu'il ressentait ne l'abandonnaient pas pour autant. Elder était ici, c’était le genre de trucs qu'on ne pouvait pas oublier si facilement. Les secondes s'écoulant plus ou moins lentement, l'arrivée du monstre sur scène ne s'était fait tarder, arrivée suivie d'une foule en délire. Stanley n'arrivait même pas à s'en rendre vraiment compte; Elder, en chair et en os, se tenait en face de lui, et c'était à peine clair dans son esprit. Et Stan' n'avait même pas pu le regarder, il n'avait pas pu faire face au personnage si puissant et si maléfique qui se tenait à de nombreux pas devant lui, et qu'il s'était, à de nombreuses fois, étant plus jeune, imaginé détrôner, et plus tard, et avec beaucoup de désenchantement, qu'il voulait parfois seulement étrangler. Stanley avait gardé les yeux baissés, écoeuré par le gouverneur mais surtout par lui et sa saleté de peur, et passivement, il avait écarté des mains et avait failli les rejoindre, pour se joindre à la foule qui applaudissait. Mais il s'était arrêté net. Il ne pouvait pas. Pour lui, applaudir le monstre qui avait détruit son adolescence rien que par le fait de gouverner le pays et qui avait brisé tout avenir meilleur pour la Nouvelle-Angleterre n'était en fait, avec recul, pas possible, pas réalisable, pas humain. À ses yeux, l'applaudir était un crime. Réfléchir stupidement à ses moindres faits et gestes le faisait fulminer, et regardant ses mains, impuissant, il avait finalement serré les poings et mis les mains dans les poches de son sweat. Il s'était alors hâté de reporter toute son attention sur le sol. Il avait donc passé l'entièreté du discours à fixer avec un peu trop d'attention ces baskets ou quelques fois relever la tête en fermant les yeux, en se concentrant comme jamais pour penser à tout sauf à ce qu'il pouvait entendre. Il s'était même surpris à débiter la première et seule page d'un cours de chimie des solutions qu'il avait daignée apprendre. Il s'était donné de son mieux pour ne pas prêter attention aux paroles empoisonnées et au venin qu'avait craché Elder, pour oublier sa présence si cela était possible, mais rien que l'émoi de Stanley avait suffi à prouver que le gouverneur était bel et bien là. Se l'avouer l'avait rendu fou et le rendait fou encore, mais Stan' n'avait osé se boucher les oreilles, il n'avait pas osé par crainte, malgré toute sa volonté, des représailles possibles d'Elder. Néanmoins, il était hors de question pour lui d'écouter ce que le foutu gouverneur avait à dire, qui ne pouvait que le mettre hors de lui-même et le faire exploser de colère. Entendre la voix d'Elder décuplée par les enceintes et et qui résonnait dans toute la salle, de ses propres oreilles, lui avait déjà donné bien la gerbe. 
Lorsque les tonnerres d'applaudissements s'étaient faits retentir à nouveau à la fin du discours, il avait enfin osé relever la tête et regarder le gouverneur. En personne. Cette enflure d'Elder était vraiment là. Plonger son regard dans les yeux vitreux d'Elder l'avait profondément répugné. Ce monstre puait le pouvoir à des centaines de mètres. Divisé entre peur et haine, il n'avait pu détacher son regard, même s'il était écoeuré du personnage, et ce ne fut que lorsque ce-dernier eut disparu dans les coulisses, alors la foule l'acclamait toujours, que Stan' avait détourné son regard et avait ressenti par-dessus tout l'envie de partir tout de suite de là. L'idée de foncer tête baissée comme une brute dans sa rangée, quitte à fouler quelques chevilles lui avait effleurée l'esprit, mais il s'était retenu et s'était éclipsé par la droite dès qu'il le put, quand sa rangée s'était plus ou moins vidée. Il avait jeté un bref coup d'oeil à sa chère camarade en partant, il lui avait paru qu'elle avait tenu le coup, quoique, elle lui avait paru quelque peu chamboulée, et combien plus avait-elle de raisons, raisons qu'il ne pouvait qu'ignorer. Mais Stan' était parti, sans s'informer de l'état de la jeune femme; il n'arrivait déjà pas à s'aider lui-même à ravaler sa propre rancoeur, il s'était donc dit qu'il n'aurait pas été une très grande aide à Enyo.


Stanley sortit enfin de la Grande Salle et l'air frais lui fit le plus grand bien. Mais ce n'est qu'arrivé à son appart qu'il pu enfin plus ou moins s'assurer que ce moment était fini. Bien sûr, il pouvait appeler ça tout sauf une réussite. Des années en arrière, il se serait lui-même gifler plusieurs fois, répugné par la frousse qu'il venait de ressentir. Lui, plus jeune et plus insouciant, aurait profité de ce moment propice pour gueuler à Elder ses quatre vérités en face et l'aurait même destituer du pouvoir, par on ne sait quel miracle, s'il en avait eu le courage. Mais, il était hélas bien conscient que ses idéaux avaient changé, pour ne pas dire qu'il n'en avait plus aucun. Plus d'espoir pour la Nouvelle-Angleterre, encore rêvait-il de partir à la découverte d'autres pays non corrompus par le pouvoir et par le vice. Il passa devant la chambre d'un de ses colocataires, Tess, et dut se faire violence pour ne pas aller profiter de l'absence de la jeune femme pour essayer d'en apprendre sur les deux drones. Mais bon, il se dit qu'il finirait rapidement par en casser un, et qu'il pouvait difficilement élaborer un mensonge sur sa non-responsabilité dans cette éventuelle casse et il finit par regagner sa propre chambre. Stan' s'effondra sur son lit, ruminant honteusement sa panique et son angoisse face au gouverneur, et il balança ses baskets à l'autre bout de sa chambre. Bon, c'est vrai, il était un peu désordonné, et sa venue à Temperamental Nord ne l'avait pas amélioré. Des feuilles de cours griffonnées de biochimie aux habits en vrac sur le sol, ses affaires avaient souvent besoin d'un peu beaucoup de rangement. Bref, enfin la frousse du moment redevint son habituel mépris, dégoût envers le gouvernement. Stanley oublia peu à peu cette cérémonie et les horreurs qui vont avec, ou tout du moins, il lui sembla oublier, car, en réalité, la vie de Stan' n'était hélas que cracher sur le gouvernement, puisqu'il était à présent trop bien réaliste pour garder les idéaux de grandeur qu'il s'était inventé étant plus jeune à renverser Elder de ses petites mains impuissantes, et quand bien même encore beaucoup trop utopique pour s'y conformer.

Après le discours d'Elder, Tess avait quitté la Grande Salle, avant d'errer un peu sur le campus avec Andy, le temps de discuter un peu plus avec elle, pour la cerner un peu. Elle ne se doutait pas un instant que la jeune blonde était amie avec son Corbeau, son maître chanteur : Rashel. Elle avait profité de la compagnie de sa nouvelle connaissance pour un peu lâcher prise, triturant toujours les bracelets recouvrant son poignet droit, masquant l'étroite et fine cicatrice s'y trouvant. Andy était la première vers qui la jeune Peur avait fait l'effort d'aller, jusqu'à présent, ses précédents interlocuteurs avaient fait le premier pas à sa place : Enyo, Stanley, Aiden...enfin, pour ces deux derniers, il fallait s'y attendre. C'était ses colocataires, après tout. Et la cohabitation aurait été plus que gênante et tendue si il n'y aurait eu aucun dialogue entre le trio. En fait, peut être Tess espérait-elle nouer une relation amicale avec une Joie. Hérésie sociale ? Non, quand même pas. Tout les Joies, et tout les Colères n'étaient pas des monstres, des pimbêches, ou des volcans sur pattes, pas vrai ? Enfin toujours était-il qu'elle avait décidé de ramener Andy avec elle, à l'appartement. Une décision probablement irréfléchie, mais elle se sentait en sécurité, chez elle, et puis Andy ne lui avait encore envoyé aucune pique désagréable, ne s'était pas servie de Tess comme marchepied pour s'élever encore plus haut.

La brune marchait dans le couloir, sortant ses clés pour déverrouiller la porte de l'appartement 1029 avant de remarquer que le verrou n'était pas fermé : ça ne voulait dire qu'une chose, Stanley, ou bien Aiden, étaient déjà rentrés. Voir peut-être même là, tout les deux. Tess entra, regarda rapidement le  salon avant de s'écarter pour laisser Andy entrer. Elle referma doucement la porte après elle et l'invita à s'installer le temps qu'elle dépose ses affaires dans sa chambre. Elle n'aurait clairement pas accepté qu'elle la suive et voie la quantité astronomique de schémas et croquis décorant les murs de sa chambre, ainsi que les cagettes vomissant des câbles et autres parties de drones récupérées ça et là. La brune passa devant la chambre de Stanley pour rejoindre la sienne, tendant l'oreille. Bingo, son premier colocataire était bel et bien là. Tess rentra rapidement dans sa chambre posant son sac sur son lit, et vérifiant nerveusement que son carnet y était toujours. C'était stupide, elle savait pertinemment que Rashel avait des photos de ce qui y était consigné. Soudain un énorme doute l'envahit. Et si elle avait secrètement  déjà diffusé lesdites photos, hein ? Oh, seigneur. La brune se pinça l'arrête du nez et inspira longuement, jeta son plaid sur la chaise de son bureau avant de sortir de la pièce, refermant précautionneusement la porte derrière elle. 

L'étudiante en Biochimie n'entendait plus aucun bruit provenant de la chambre de Stanley, mais en s'approchant de celle d'Aiden, elle perçut furtivement le tapotement d'un crayon sur le bureau. Elle toqua doucement, avant d'entrouvrir la porte et le gratifier d'un petit sourire et d'un signe de la main. Elle referma ensuite la porte, laissant le jeune homme se concentrer sur ses cours. Oh. Elle aurait pu lui dire qu'elle avait ramené quelqu'un, mais si il remarquait une Joie dans leur appartement, l'ambiance risquait de devenir électrique, et explosive. Aussi Tess rejoignit calmement Andy, allant se laver les mains en lui lançant un rapide regard.

- Tu as faim ? Je pense que je vais me préparer quelque chose, le discours m'avait coupé l'appétit.

Pour ne pas dire, foutu la boule au ventre. La jeune femme s'essuya les mains avant d'approcher du frigo, regardant rapidement ce qu'elle pourrait attraper pour cuisiner, de toute façon, elle faisait toujours des grosses portions, si elle devait manger seule, afin que ses colocataires puissent réchauffer ou emporter les restes pour manger sur le Campus. Même si, généralement, ils essayaient de manger tout les trois ensembles, en même temps. C'était plus convivial, ça leur permettait de faire connaissance et ça permettait à Tess de ne pas dépérir dans sa solitude.

Le discours avait rendu Andy encore plus agitée qu'elle ne l'était déjà. Elle avait réussi à rester dans les rails depuis quelques jours, se concentrant sur une seule chose à la fois pour éviter de s'éparpiller, car elle avait à faire avec son entrée au conservatoire, mais plus les heures passaient plus elle avait de mal à rester en place. La nouveauté de sa situation, la ville, l'université... tout était propice à mettre en miettes les efforts qu'elle avait déployé pour garder son humeur sous contrôle. Si elle sentait qu'elle atteignait les limites de la hauteur que lui permettaient les petites pilules magiques qu'elle avalait chaque soir, c'était sans compter que cela faisait deux jours qu'elle avait arrêté son traitement. C'était toujours comme ça. Son psychiatre l'avait prévenu. Quand on sent que ça remonte, on ne veut qu'une chose : aller plus haut. Alors on arrête tout et on se retrouve au point de départ, c'est à dire dans la merde.

   Alors qu'elle laissait ses pensées s'envoler à tir d'aile dans le ciel automnal en suivant sa nouvelle compagne de soirée à travers le campus, elle se rendit compte qu'elle n'avait jamais mis les pieds dans le secteur Peur. Pas par mépris, pas même par méfiance, non ; elle avait seulement été tellement occupée avec son violon que tout le reste était passé à la trappe. Elle avait difficilement eu quelques relations sociales avec d'autres universitaires au cours de ces dernières semaines (surtout Rashel, mais c'était parce qu'elles habitaient ensemble, et encore il arrivait que passent des jours entiers sans qu'elles ne se croisent) et comptait bien se rattraper ce soir. 

   En bon papillon éclectique et insouciant que pouvait être Andy, elle n'avait aucune idée de l'animosité que pouvaient ressentir à son égard les élèves du secteur Peur, ou même des autres secteurs. Elle avait, certes, grandi dans la richesse, mais une bonne partie de sa vie avait été bordélique et dirigée. En envoyant son dossier, elle avait été persuadé d'être envoyé chez les Colères et ce fut avec surprise qu'elle reçut son acceptation chez les Joies. Elle ne sentait aucun lien avec eux, ni avec personne. Enfin, d'ordinaire. Ce soir, son âme semblait se lier avec quiconque croisait sa route et elle se délectait des liens sociaux qui allaient se tisser au cours de la soirée. C'est ainsi que, sans aucun apriori, elle pénétra l'appartement de Tess et resta les bras ballants dans l'entrée le temps que la jeune fille vaque à ses occupations. Elle n'avait aucune affaire à déposer où que ce soit et ce fut avec bonheur que les deux jeunes femmes se dirigèrent vers la cuisine. Fonctionnelle, propre. Avait-elle faim ? Pas vraiment. À l'instant, elle pensait à Mozart, à sa jeunesse oisive (jeunesse, dans ce cas précis on peut même parler de vie) et se disait qu'elle aurait bien été aller chercher sa bouteille de Bourbon chez elle. 

   - Hum, oui, d'accord.

   Quelques secondes de silence, puis Andy reprit la parole, prise d'une urgence de parler qui ne relevait pas de sa volonté.

   - Vous vivez à combien ici ?

La brune était occupée à rassembler les ingrédients nécessaires à la préparation de son Shepherd's Pie, après s'être assurée que la jeune Joie n'était pas végétarienne, il aurait été plus que stupide de préparer un plat qu'elle ne pourrait consommer. Elle attrapait les ustensiles nécessaires à la préparation des ingrédients quand Andy reprit la parole, ce qui arracha un nouveau petit sourire à la brune qui leva ses iris sur son visage, tout en commençant à faire revenir le bœuf haché.

- On est trois, ici. 

Elle hésita un instant, puis décida qu'il n'y aurait aucun mal à parler un peu de ses colocataires, et puis ça permettrait de maintenir une certaine animation pendant que Tess cuisinait.

- Il y a Aiden, il est en troisième année, et Stanley, première année.

La brune commença à émincer les légumes en regardant rapidement l'heure sur son téléphone portable, posé à côté d'elle, sur le plan de travail. Elle se mordilla un instant la langue, hésitante, avant de décider que, pour une fois qu'elle tentait d'alimenter une conversation, elle pouvait bien oser poser des questions, elle aussi. C'est alors après quelques secondes de silence qu'elle osa enfin renvoyer la balle pour poursuivre la discussion.

- Et toi ? Tu vis avec qui ? Et d'ailleurs, tu étudies en quoi ? Biochimie, pour ma part.

Wow, première fois qu'elle enchaînait autant, elle avait presque l'impression d'être la vraie Tess, celle qui était pétillante, dynamique, et non pas cet exemplaire Eco+ effrayé par tout ce qui portait un badge différent du sien. La jeune femme manqua de se trancher un doigt quand Andy lui répondit, sa respiration s’accélérant légèrement sous le stress. La brune afficha un léger sourire pour masquer l'anxiété qu'avait lancé chez elle le simple prénom de Rashel, pendant qu'elle disposait dans le plat les ingrédients, épluchant et coupant ensuite des pommes de terre qu'elle mit à cuire. Nouveau coup d'œil sur son téléphone. Quinze minutes. Quinze minutes où elle allait devoir cacher son malaise plus que visible. Elle lança le chronomètre et se retourna vers Andy, s'appuyant contre le plan de travail, les mains dans le dos, réfléchissant à toute berzingue à quel nouveau sujet aborder, elles ne pouvaient décemment pas continuer à parler de leurs colocataires respectifs, sinon elle allait hyper-ventiler et aller s'enfermer dans sa chambre, en se planquant en position fœtale sous son lit. Elle chassa donc vivement, et barricada dans son esprit fracturé, les thèmes colocataires et connaissances.


- Tu as des passions, à part la lecture de Sartre ?

Elle ne se rendit compte qu'après coup qu'elle allait devoir mentir, si Andy lui renvoyait la question, pour le moment, seules trois personnes en Peur savaient pour ses drones, et c'était déjà beaucoup. De toute façon, elle aimait plein d'autres choses, alors cela devrait suffire à combler : le dessin, la lecture...l'alarme de son téléphone manqua de la faire sursauter. Elle alla rapidement l'arrêter et sortir les pommes de terre, les écrasant avant de les disposer au dessus des légumes et de la viande hachée qui attendaient d'être enfournés. Une dose de fromage râpé sur le dessus et elle mit le tout au four, laissant réchauffer pendant cinq minutes, au cours desquelles elle attrapa deux assiettes et des couverts qu'elle disposa sur la table. Elle aurait bien mit la table pour quatre mais n'osait pas spécialement déranger les deux garçons. Elle laissa Andy s'installer, et après avoir déposé une bouteille de thé froid à la pèche et une autre, d'eau, amena le plat à table, l'odeur de viande, couplée à celle des oignons et des pommes de terre embauma rapidement la pièce. 

- Et voilà. Sert toi, je t'en prie. 

Elle alla calmement entrouvrir la porte coulissante menant au balcon avant d'aller s'installer à table, mettant son téléphone en silencieux, même si de toute façon, elle n'avait encore aucun ami susceptible de lui envoyer de textos.

Andy ne s'était pas assise sur une chaise à cet effet mais s'agitait toujours d'un pied sur l'autre, les mains dans les poches, observant avec un intérêt restreint Tess faire la cuisine. Elle lui aurait bien proposé son aide, mais elle était la plus mauvaise cuisinière que la Terre avait jamais porté, alors elle s'abstint. Passèrent les minutes, et le sujet de Rashel fut abordé. Andy savait qu'elle n'était pas bien aimé, voir même crainte de ses concitoyens, mais elle ne garda pas la langue liée pour autant.

- Je vis avec Rashel et Keira. Enfin, vivre, c'est un grand mot. On se côtoie à peine. Je crois pas avoir déjà adressé la parole à Keira pour autre chose que "bonjour bonsoir". Quand à Rashel...

Ce fut à cet instant qu'elle nota le trouble de Tess. Détendue, Andy s'appuya contre le plan de travail (loin de la nourriture, elle n'allait quand même pas poser ses fesse sur l'émincé de légumes) et reprit le fil de ses paroles, à un débit trop rapide pour être naturel.

- Je sais que Rashel... Enfin, ouais, elle a terrorisé la moitié de l'université, mais en vrai elle est pas si difficile à vivre que ça. On partage rien, à part quelques repas et des soirées devant Netflix, mais pour l'instant j'ai pas touché à son ego et elle me tolère. J'irai même jusqu'à dire qu'elle m'aime bien.

Andy ne se prononça pas sur l'inverse. Elle ne savait même pas si elle appréciait Rashel. Sa compagnie n'était pas de tout repos, et ses querelles incessantes mettaient les nerfs de la jeune fille à vif, mais elle avait avec elle si peu de contact que pour l'instant tout se passait bien. Lorsqu'il fut temps de lâcher au grand jour sa dominante, le visage d'Andy se fendit d'un immense sourire.

- Mathématiques. J'adore ça. Biochimie, ça doit être cool aussi, mais pas assez théorique pour moi. J'aime les chiffres. Mon père trouve que c'est une aberration que je sois pas allé en musico, mais j'en ai assez déjà de tous ces concerts. (voilà une parfaite transition pour la question suivante) Je suis violoniste. Quand j'étais gosse, on voyageait partout dans le monde avec mon père et Lip pour que je donne des concerts. Je vais rentrer au conservatoire de la ville la semaine prochaine (elle n'émettait absolument aucune inquiétude sur sa sélection : elle connaissait ses capacités. En temps qu'enfant prodige, ils allaient l'accueillir à bras ouverts) mais j'ai surtout pris maths pour faire chier mon père. C'est un peu... (elle fit un geste qui aurait pu signifier n'importe quoi) un dictateur dans son genre. Violon, violon, violon. J'avais le droit de rien faire d'autre. Mais depuis la mort de ma mère il a perdu de son totalitarisme alors j'ai pu m'échapper. Les chiffres et les notes. Toute ma vie.

Elle parlait beaucoup, c'était un fait. Mais elle ne pouvait pas s'en empêcher. Elle se balança d'un pied sur l'autre et retourna la question, pleine de bonnes pensées et de gentillesse. S'installant à table, prenant une petite portion de nourriture dans son assiette, elle croisa les jambes sous la table et écouta d'une oreille plus qu'attentive. Son regard pénétrant aurait pu rendre mal à l'aise même le plus stoïque des hommes. Elle se rendait compte qu'elle était un peu en roue libre et prit quelques longues respirations pour se calmer.

 
 
 
 
 

Toute cette conversation était fort passionnante, mais Andy, à parler ainsi de codage, n'avait qu'une envie : rentrer chez elle et s'atteler à la tâche. Néanmoins, on ne lâchait pas quelqu'un en plein milieu d'un repas et, remarquant à peine son assiette presque pleine, elle se passa une main dans les cheveux.

- En fait, dit-elle sans savoir qu'elle enfonçait un clou douloureux, j'adore le codage. J'ai appris par moi-même, parce que, enfin, je t'ai déjà raconté, j'ai passé mon enfance à donner tous ces putains de concerts et c'est à peine si j'avais droit de toucher à autre chose, mais dès que j'ai peu, je m'y suis mise.

Elle avait commencé à coder l'année qui précédait et gérait les bases, savait les combines, les symboles, les utilisations possibles (et elle était même plutôt douée) mais le truc c'est qu'elle n'avait rien à en faire. Parfois, elle codait des jeux vidéos qu'elle envoyait à Lip, qui se faisait chier dans son secteur et ne perdait pas une opportunité de voir sa soeur.

Quand au Bourbon, Andy l'avait acheté il y a quelques jours (la meilleure bouteille du rayon, un coup de tête, sa carte bleue s'en portait pour l'instant très bien) et y avait déjà bien touché. Elle trônait sur l'étagère au-dessus de son bureau et parfois, elle l'ouvre et s'en verse un doigt avec des glaçons bien frais. Un pur bonheur. Définitivement pas un alcool pour se bourrer la gueule, mais Andy n'était pas à ça près. C'était plus ou moins une invitation, et elle se fichait bien si Rashel débarquait avec douze milliard des pires Joies de la Terre, le prénommé Eden et compagnie ; non, elle, tout ce qu'elle voulait, c'était boire, dans l'immédiat. Passer une bonne soirée. Elle fit une drôle de tête et haussa à nouveau les épaules.

- Comment ça ? Tu fais rentrer n'importe quoi ici, tu sais. La première semaine je me suis fait un trip de l'espace dans ma chambre et personne est venu m'emmerder.

Elle ne réfléchissait pas aux conséquences et vivait dans l'instant. Qu'on la dénonce donc ; elle se sentait invincible.

Usuellement, dans cet état, Andy n'avait pas la présence d'esprit de laisser tomber une idée qu'elle avait en tête, et ce soir ne faisait pas exception. Elle avait capté : la Peur crevait la trouille de se retrouver face à face avec Rashel, même le dernier des imbéciles l'aurait deviné. Brusquement, et presque, en simultané, la petite blonde se souvint qu'elle avait promis à Rashel cette même bouteille avec ses amis dont elle ne connaissait ni le nom ni l'effigie, mais elle s'en fichait bien. Joviale, trépignant sur place comme un gamin agité, elle leva deux mains, l'air de dire "et alors ?". Elle aussi avait du travail ; du travail par-dessus la tête, et des idées qui surgissaient comme des tirs de fusils dans son esprit, des pensées aussi folles que de se mettre à composer un opéra ou construire une fusée à énergie renouvelable, mais elle parvenait encore à cerner ses traits de folie et s'en garda bien d'en parler. Néanmoins, elle ne voulait pas travailler ce soir. 

   Dans un élan de sollicitude amical, Andy secoua la tête et posa une main sur l'avant-bras de Tess en souriant.

   - Oh, allez ! Je peux ramener la bouteille ici, si tu veux ! Je t'aiderai à plancher sur la biochimie, en plus ça m'intéresse. Et moi j'ai des pages et des pages d'équations à résoudre qui m'attendent. On peut se faire ça dans la cuisine ! Si tu rates ce Bourbon tu vas le regretter toute ta vie. Il est... (Elle embrassa trois doigts et les jeta en l'air comme on jette des pétales de fleurs) à tomber par terre. Crois-moi, tu veux pas rater ça.

   Elle reprit une distance raisonnable, la dernière chose qu'elle voulait étant mettre Tess mal à l'aise, et son sourire s'agrandit. 

   - Je sais que Rashel est pas kiffée de tout le monde. Elle peut être un véritable vautour, parfois. Mais ici, on sera tranquille, non ? 

   L'idée lui semblait brillante. Ses yeux brillaient d'excitation.