[Secteur Joie] Appartement 718 : Rashel, Andy, Gabriel.

Une robe noire. Une robe noire. Oh, une robe bleu ciel ! Et encore une robe noire. L'originalité et l'audace semblaient définitivement perdues aux yeux de Rashel, qui observait avec un sourire forcé le défilé de sa petite cour rapprochée, qui s'était déplacée dans sa chambre pour se préparer et entamer une bouteille de vodka. Grand Dieu, on se rendait à un bal, pas à un enterrement ! Elles avaient toutes la même coupe de robe, toutes la même coiffure faussement sophistiquée pour dégager leur visage comme la bulgare le leur avait appris, toutes la même paire de talons en vogue mais dépassée depuis trois bons mois. N'avaient-elle pas compris que le but était de briller et de se distinguer plutôt que de disparaître dans le flot d'autres robes noires ? Il fallait croire que non, apparemment. C'était décevant. A ce rythme-là, même Cheryl, la petite première année qu'elle avait dégoté et toléré comme larbin dans son sillage, allait se montrer plus intéressante et raffinée que ces filles. La fille Angelov les avait observé retoucher leur maquillage, réajuster une énième fois leur robe, se retournant sans cesse pour quémander son approbation qu'elle donnait avec nonchalance d'un maigre sourire qui en disait long. Toutefois, lorsque les autres s'étaient tournées vers elle, attendant qu'elle se prépare à son tour, Rashel avait décliné poliment leur invitation en prétextant un coup de téléphone qu'elle devait passer et les rassurant quant au fait qu'elle viendrait un peu plus tard. Elle avait laissé sa basse-cour ambulante prendre congé de sa chambre et, presque aussitôt, elle avait poussé un énorme soupir de soulagement.

Vraiment, il allait falloir de toute urgence qu'elle renouvelle sa petite troupe. A vrai dire, c'était bien parce que Rashel leur avait affirmé plus tôt dans la journée qu'elles pourraient venir se préparer chez elle, autrement elle aurait annulé. Croiser les prunelles glacées de son père lui avait fait l'effet d'une douche froide. Elle savait pertinemment que son vautour de père avait été suffisamment habile pour faire partie du cercle d'intime du Gouverneur, mais elle n'imaginait pas le trouver à ses côtés jusque dans son discours à Temperamental Nord. D'autant que les paroles de Théoden, puis de Côme, s'entrechoquaient encore dans son crâne. Elle avait été ravie de sauter dans la mêlée pour répandre un peu son venin après le discours d'Elder, mais que Théoden évoque ouvertement sa famille l'avait mise en rogne. Décidément, il y avait beaucoup trop de personnes indésirables dans cette université. Comme par instinct, la petite brune tourna la tête pour poser ses yeux sur un cadre en verre fixé au mur, protégeant l'esquisse que son meilleur ami Eden lui avait offerte à son anniversaire, l'an dernier. Un léger sourire vint étirer la commissure de ses lèvres en pensant à lui. Heureusement, il restait des gens biens, intéressants et dignes de son intérêt. Eden figurait de très loin en tête de liste. Elle détailla brièvement l'oeuvre la représentant : l'étudiant en art avait un coup de crayon aussi subtil que maîtrisé, et son talent était impossible à remettre en doute. La deuxième année se demandait parfois comment il était parvenu à rendre son visage si serein, si apaisé. Il n'y avait qu'avec lui qu'elle se sentait légitime à s'ouvrir un peu plus, à ne pas être cet être blindé et étouffé dans son armure de glace. Si seulement elle avait pu le connaître plus tôt qu'à son arrivée à l'université. Elle avait le sentiment qu'avec Eden à ses côtés, elle pouvait se permettre de laisser un peu plus son véritable fond se raviver. Qu'elle avait le droit de ne pas toujours briller, de ne pas toujours être un robot conditionné par la renommée de Nikolaï Angelov. Malheureusement, une année d'amitié, certes plus réelle et sincère que toutes celles qu'elle avait connu auparavant, ne suffisait pas encore à effacer dix-neuf ans de matriçage et d'ascendant fulgurant que son père avait eu sur elle.

Presque d'un bond, Rashel s'était levée. Elle ne devait pas traîner. Même si elle ne souhaitait pas arriver à l'heure, loin de là, ce n'était pas son genre, elle n'apprécierait pas d'arriver en dernière. Et maintenant qu'elle avait pu prendre pleinement conscience de l'absence d'originalité de ses camarades, elle allait pouvoir choisir au mieux sa robe. Comme si Rashel Angelov allait passer la cérémonie d'Elder et le bal dans la même tenue. C'était une Joie bon sang, pas une vulgaire Tristesse qui n'avait qu'une seule robe à se mettre et qui serait la même que le jour de son enterrement précoce avant la fin de ses quatre années parce qu'elle n'aurait pas supporté la pression. La bulgare se planta donc devant sa garde-robe, analysant ce qui avait le plus de chance de se démarquer sans pour autant en faire trop : après tout, ça ne restait qu'un bal stupide. Même si l'idée d'être élue Reine du bal était alléchante, la brunette ne perdrait pas au change. Qui dit victoire d'une autre, dit son nom sur la liste noire de Mademoiselle Angelov qui se ferait un plaisir de la démolir. Après tout, peut importe l'issue de cette élection : Rashel aurait quand même une victoire de plus à son actif. Finalement, la jeune fille opta pour une robe d'un beau violet, saillant à merveille avec son teint, au dos nu vertigineux et aux bretelles fines et raffinées. Arrivant à mi-cuisse à l'avant, elle descendait un peu plus bas dans le dos, créant un effet asymétrique très travaillé qui plaisait beaucoup à la bulgare. Elle changea également ses parures de bijoux, opta cette fois-ci pour un collier finement ciselé en or, agrémenté des boucles d'oreilles et des bracelets qui allaient avec, bien entendu. Une paire d'escarpins, une légère retouche sur son trait de liner pour le noircir davantage et sur son rouge à lèvre, qu'elle avait choisi plus discret, et le tour était joué. Elle avait conservé ses cheveux lisses, ces derniers lui chatouillant légèrement la peau de son dos. 

Alors qu'elle analysait son reflet dans le miroir d'un oeil plus que critique, trois coups à sa porte se firent entendre. Elle se tourna vers la porte, fronçant les sourcils. Impossible que ça soit Andy, elle l'avait vu quitté sa chambre presque à la hâte, après son before chez la petite Tess Jones. Eden ? Certainement pas, lorsque Rashel s'était éclipsée, il partait faire son début de soirée avec des amis et ils s'étaient donnés rendez-vous directement à la salle. Attrapant sa pochette, du même violet impérial que sa robe, où elle avait glissé clés, portable et carte de crédit, elle se dirigea vers la porte et ouvrit. Quelle ne fut pas sa surprise d'y découvrir Nathaniel Fisher. Son froncement de sourcil médisant se mit à muer en expression étonnée. Nathaniel n'avait pas pour habitude de venir la chercher comme ça à son appartement, encore moins depuis qu'ils s'étaient séparés. Oh, en très bons termes, il fallait le reconnaître, et le jeune homme demeurait à ce jour l'une des personnes les plus intéressantes et les plus ambitieuses que Rashel ait eu le plaisir de connaître. C'était le genre de tempérament qui savait capté l'attention de cette éternelle insatisfaite. Les paroles de Nath lui arrachèrent un sourire, mais elle retint un cri de stupeur en découvrant la bouteille qu'il exposait fièrement sous ses yeux. Bordel. Une authentique Rakija de Bulgarie. Bon sang, elle rêvait presque la nuit. La brunette restait extrêmement attachée de son pays d'origine et elle aurait donné n'importe quoi pour espérer y retourner. Tremper ses lèvres dans un verre de Rakija, c'était comme lui proposer de retourner le temps d'une soirée chez elle. Comme proposer un aller-retour express pour le Paradis alors qu'on brûle en Enfer. Elle attrapa la bouteille d'un geste, la tournant et la retournant entre ses doigts fins cerclés d'élégantes bagues pour être certaine de ne pas rêver. Et surtout, qu'il ne lui refile pas de la sous-marque absolument imbuvable. Rashel ne plaisantait pas lorsqu'il s'agissait d'alcool. Encore moins avec la Rakija. Relevant ses iris glacées vers son camarade, elle esquissa un large sourire qui cachait mal sa joie.

- Monsieur Fisher, je vois que vous avez placé la barre excessivement haute ce soir. Je me demande bien qui pourrait être en mesure de rivaliser avec une telle attention. Vous savez vraiment dérober le coeur des gens, rétorqua-t-elle sur le même ton taquin et ironique. 

Elle s'approcha, déposant allègrement un baiser sur sa joue pour le remercier et le saluer en même temps, comme à son habitude. Être ex ne la dispensait pas de se montrer sympathique et reconnaissante. Surtout que là, le jeune homme venait véritablement de lui offrir un billet pour passer une excellente soirée. Elle en profita pour réajuster habilement le col de la chemise du jeune homme, qu'elle n'avait apparemment pas jugé suffisamment impeccable - disons d'un millimètre, Rashel quoi -, une habitude chez elle de toujours remettre correctement les choses comme il le fallait, avant de s'écarter pour se mettre en chemin. Elle jeta un dernier coup d'oeil furtif à l'appartement vide qu'elle partageait avec Andy et Gabriel, un ami qu'elle connaissait par le biais de son père depuis quatre ans maintenant, et elle entreprit de fermer soigneusement la porte à clé. Se tournant vers Nathaniel, elle ouvrit la bouteille, un sourire en coin satisfait aux lèvres, avant de la porter à ses lèvres. A peine la première gorgée fut-elle avalée que déjà, la fille Angelov avait l'impression de revivre. C'était définitivement le meilleur alcool pour les papilles gustatives de la bulgare. Elle n'avait pas bu une goutte de Rakija depuis plusieurs mois, ne trouvant jamais la marque exacte qu'elle exigeait, et Nath se ramenait comme un chevalier servant en la brandissant. A se demander combien de boutiques il avait écumé pour la trouver. Enfin ça, c'était pas le dos de Rashel, elle était contente, très contente, mais n'allait pas non plus se répandre en remerciements mielleux, et ça, le blond devait le savoir. Elle lui tendit la bouteille, l'invitant d'un regard à la partager avec elle tout en se rendant à la salle réservée par l'université pour l'organisation du bal. Elle nota dans un coin de sa tête, avant d'avoir l'esprit trop embrumé par les effluves de l'alcool pour retenir quoi que se soit, d'en garder pour en faire profiter Eden. En tant que meilleur ami, il se devait de boire cette petite merveille, c'était obligé.